« Faire de la politique autrement » c’était le souhait de Louise Beaudoin au moment d’expliquer sa démission du Parti Québécois après plus de quarante ans de militance. C’est aussi l’objectif que se sont donnés les députés Bernard Drainville et Sylvain Pagé dans des propositions présentées cette fois aux instances du Parti Québécois qui en débattra à son prochain Conseil national, si ce dernier n’est pas éternellement reporté.
Toutes ces propositions vont étonnamment dans le même sens : revaloriser la parole citoyenne, réformer les institutions démocratiques, limiter le pouvoir des élus. Tout est dit comme ci « faire de la politique autrement » exigerait de modifier le contenant plutôt que le contenu, la forme plutôt que la substance de la politique.
On pourrait expliquer un tel engouement par la crise du souverainisme. Plus, dans les dernières années, le projet souverainiste s’est étiolé ; plus, les politiciens souverainistes ont délaissé la substance pour la forme. On rappellera simplement l’intérêt d’André Boisclair pour la nation « civique » au détriment de sa substance culturelle ; l’investissement massif de Pauline Marois sur les questions éthiques, elle qui avait promis de parler du « Nous » et de souveraineté et, aujourd’hui, au moment où le bateau souverainiste coule de toutes parts, l’enthousiasme de ses députés pour la réforme démocratique.
Il y a là une part d’explication mais elle est insuffisante. L’intérêt pour la transformation des institutions de la démocratie représentative dépasse largement la mouvance souverainiste. Un tel intérêt est à l’agenda de tous les mouvements altermondialistes des trente dernières années—elle séduit la jeunesse— et est porté par la gauche radicale. Là aussi d’ailleurs, à mesure que la gauche s’est désengagée d’un peuple substantiel et national (le mouvement ouvrier) pour les peuples virtuels issus de la mondialisation, elle s’est intéressée davantage à la forme qu’à la substance de ses revendications.
La démocratie contre la politique
Pour bien comprendre cette nouvelle passion démocratique arrêtons-nous un instant sur la distinction entre politique et démocratie. La politique est l’activité par laquelle les hommes et les femmes à travers la diversité des intérêts, des opinions, des passions qui les opposent s’organisent pour ordonnancer la société. La démocratie est tout simplement le projet que ce travail de la société sur elle-même se fasse « par un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Autrement dit la politique est le travail qui vise à l’organisation du pouvoir, la démocratie est l’idée que ce pouvoir appartient au peuple.
Bien que ce soit l’intention des démocraties modernes de lier politique et démocratie cela ne va pas de soi. Jusqu’aux grandes révolutions modernes, l’anglaise (1688), l’américaine (1776) et la française (1789), il était convenu que la démocratie était incompatible avec l’activité de gouvernement. La trop grande multiplicité des intérêts, l’ignorance des masses qui fonctionneraient à la passion plus qu’à la raison, l’impraticabilité de réunir en même temps le peuple, rendaient la démocratie incompatible avec la politique. Jean Jacques Rousseau pensait encore que c’était une bonne chose, mais réalisable que dans des petites communautés où une sorte de démocratie directe pouvait sporadiquement s’exercer.
Pour que la politique et la démocratie se soient rencontrées, comme nous les associons dans les démocraties modernes, il a fallu rompre avec l’image de la démocratie directe. Cette dernière n’est pas l’horizon normatif vers laquelle nous devons tendre, elle est une démocratie inopérante fondée sur la spontanéité, la naturalité du citoyen—elle est impolitique. Pour la rendre opérante il a fallu inventer la représentation, créer un ensemble de médiations et d’institutions (représentants, partis politiques, parlements, etc.) par lesquels la volonté populaire se transforme en gouvernement de soi-même. Ces médiations sont le moment politique de la démocratie.
Rappelons en quelques-unes, que l’on remet aujourd’hui en question, pour bien démontrer leur caractère politique.
Les partis politiques. Ceux-ci opèrent comme des réducteurs et des agrégateurs de pluralité. Que serait une élection si nous n’avions pas devant nous des options qui présupposent le choix des électeurs. Elle se réduirait à la popularité, l’authenticité, la probité de l’individu candidat. Les grandes distinctions gauche/droite, souverainisme/fédéralisme, ou encore d’autres que l’on pourrait inventer, sont des balises par lesquelles les choix politiques sont rendus lisibles. Vouloir faire de la politique autrement en refusant de l’inscrire dans des distinctions partisanes c’est rendre illisible les choix politiques qui s’offrent aux électeurs.
La représentation. Celle-ci délègue à un représentant le droit, pour un temps limité, de nous représenter. Il représente les intérêts de ses électeurs immédiats, il représente les intérêts de son parti politique, il représente aussi les intérêts « politiques » de la nation. Aucune de ces fonctions n’est figée dans le temps. Pour qu’il y ait politique il faut que le représentant ait la liberté de s’ajuster à la conjoncture politique, de modifier ses opinions, d’interpréter en notre nom l’intérêt de ses électeurs, de son courant politique, de la nation. Il faut que nous acceptions d’être représenté, de transférer à quelqu’un pour un temps notre liberté politique. Refuser cette liberté au représentant c’est refuser ultimement, au nom de notre autonomie, d’être politiquement représenté. Il n’y aurait ni Winston Churchill, ni René Levesque, ni Lucien Bouchard, si ces derniers n’avaient pas compris que la fonction de représentant leur permettait de politiquement de modifier le mandat initial sur lequel ils avaient été élus.
La stabilité politique. Pour que l’art de gouverner se combine à la volatilité des opinions, les régimes de la démocratie politique moderne ont instauré des balises donnant temporairement le pouvoir à une « majorité » et éloignant du pouvoir les marges les plus radicales. Les régimes parlementaires de type britannique, comme celui du Québec, sont certainement ceux qui vont le plus loin dans cette « prime » aux vainqueurs. Le parti majoritaire, en nombre de sièges, et par-delà son chef contrôlent l’exécutif et le législatif et peut dissoudre à sa guise le parlement.
On peut souhaiter amoindrir cette « prime », comme dans les régimes républicains en dissociant exécutif et législatif, ou encore, en modifiant le système électoral pour augmenter la pluralité des partis et forcer des coalitions. Cela est probablement souhaitable. Mais n’oublions pas que de telles modifications vont dans le sens d’un affaiblissement de la puissance d’agir des gouvernements. Prenons un exemple simple, un Parti-québécois élu avec 41% des votes en 1976 n’aurait jamais pu mettre de l’avant son référendum s’il avait été opposé à un chef de gouvernement de type présidentiel (fort probablement fédéraliste) et contraint de gouverner en coalition avec l’Union nationale. Les coalitions élargissent les assises du pouvoir tout en rendant moins lisibles les affrontements politiques. Quand elles maintiennent les grandes divisions politiques cela se fait souvent en transférant la « prime » aux petits partis radicaux (pensons aux partis religieux orthodoxes en Israël) et non plus à la majorité relative. Les coalitions ont aussi l’effet paradoxal de donner aux élites des partis (et non aux électeurs) le pouvoir ultime de définir le programme de gouvernement.
L’impolitique
Revenons à notre point de départ. Comment expliquer l’engouement pour la forme au détriment du contenu. A la lumière de ce que nous venons de dire il s’agit plutôt d’un engouement pour la démocratie au détriment du politique.
En effet l’essentiel des propositions pour un renouveau de la démocratie partent d’une volonté de donner le pouvoir aux citoyens et d’en enlever aux institutions représentatives. Ainsi en est-il des référendums d’initiatives populaires. Pour Bernard Drainville, comme pour Québec solidaire, même la question de la souveraineté nationale devrait être soutirée de la responsabilité des élus de l’Assemblée nationale et transférée à une telle initiative populaire. Si les partis constitués en parlement ne sont plus les initiateurs de tels processus, qui en seront les principaux acteurs ? Personne… ou encore, les « lobbies » de toutes sortes qui profitent du court-circuitage politique pour imposer à l’ensemble de la population des débats futiles.
Il y a une culture de méfiance envers la politique dans nos sociétés. Les propositions de « recall » des députés, les comités de surveillance des débats parlementaires, l’élection du premier ministre séparément de la chambre des députés, la multiplication des agences de contrôle, des commissions d’enquête, etc., visent à enlever chaque jour du pouvoir aux élus. Ce sont des propositions antipolitiques qui visent à affaiblir les lieux de la représentation politique comme les lieux opérateurs du politique dans nos sociétés.
Nulle proposition en effet qui s’évertue à faire des partis politiques de véritables forums de débats qui se répercuteraient après coup dans le forum citoyen qu’est l’Assemblée nationale. Nul projet de société qui proposerait de faire de la politique autrement. Plutôt une attaque en règle contre la partisannerie. Sylvain Pagé, le député qui n’applaudit pas, propose même d’asseoir en ordre alphabétique les députés pour rendre invisible leur adhésion partisane. Pourtant ce n’est pas l’adhésion partisane qui a transformé nos parlements en foire d’empoigne mais le fait que les débats partisans ne portent plus sur de grandes divisions politiques mais sur des questions de forme, d’éthique, de personnalité. Avec le vote libre des députés (ce qui a toujours été permis, mais de grâce n’en faisant pas une règle) l’illisibilité du politique s’accentuerait, la personnalisation du politique atteindrait des sommets.
Le populisme
Cette peur du politique était historiquement associée à droite. C’est auparavant au nom de la liberté du citoyen qu’il s’agissait de limiter la puissance publique. Aujourd’hui, cette méfiance s’est campée à gauche. C’est au nom de la toute puissance du citoyen à se gouverner lui-même que les institutions de la démocratie représentative sont perçues comme des usurpateurs du pouvoir citoyen. La démocratie s’impose contre la politique au risque de rendre inopérante l’idée du gouvernement des hommes. Un populisme de gauche en a surgi qui fait appel directement au peuple au-delà des institutions de la représentation. Qui dit populisme dit valorisation du peuple dans son authenticité et appel à un chef qui, au-delà des factions, incarne l’impolitique.
La démocratie a besoin de soins certes, mais la politique est bien plus malade. Il y a lieu de reprendre ce vieil adage populaire « le remède pourrait tuer le patient ». En effet « faire de la politique autrement » pourrait bien vouloir dire tuer la politique comme opérateur du pouvoir, ou du moins en sortir. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à Louise Beaudoin et Pierre Curzi, en voulant « faire de la politique autrement », se sont plutôt éjectés d’une prise réelle sur la politique.
Document de réflexion pour une discussion au Chantier pour le renouvellement de la social-démocratie. Ce document exprime les idées de l’auteur et non celles des membres du collectif.
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La réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie sera portée dans le cadre d’une aventure intellectuelle originale. Un consortium de recherche va se concerter pour conduire durant toute l’année des travaux qui prendront en charge l’un ou l’autre des grands questionnement soulevés par le texte de référence lancé par Benoît Lévesque, Michel Doré, Marilyse Lapierre et Yves Vaillancourt. Co-responsables, sous la coordination de l’Institut de recherche en économie contemporaine (Robert Laplante), de la mise en œuvre d’une programmation de travail qui fera une large place aux échanges et aux débats entre chercheurs et acteurs de la société civile, les membres et participants de ce consortium de recherche seront appelés à faire paraître sur le site Internet des textes faisant état de l’avancement de la réflexion. Divers événements vont ponctuer le parcours qui devrait déboucher sur un grand rendez-vous public à l’automne 2010. Le consortium est formé des membres suivants : le CÉRIUM (Pascale Dufour), la Chaire du Canada Mondialisation, citoyenneté et démocratie (Joseph-Yvon Thériault, titulaire), l’Observatoire de l’Administration publique ( Louis Côté, directeur), les Éditions Vie Économique (Gilles Bourque, coordonnateur) et de deux équipes de partenaires, dont l’une réunie autour de Denise Proulx, de GaïaPresse, et Lucie Sauvé, de la Chaire de recherche du Canada en éducation relative en environnement, et l’autre rassemblée autour de Christian Jetté de l’Université de Montréal et Lucie Dumais de l’UQAM.
L’importance, pour ne pas dire l’urgence d’organiser la réflexion collective sur l’état de notre démocratie et l’avenir de notre société devrait nous interpeller puissamment. Il se présente en effet des moments qu’il faut saisir dans l’histoire des peuples quand les vieux modèles, épuisés, atteignent leurs limites et conduisent à de nouvelles impasses. Le Québec est rendu à l’un de ses moments.