Cette note de recherche vise à alimenter notre réflexion sur la social-démocratie renouvelée à partir des contenus avancés lors du colloque « Pour une social-démocratie renouvelée », qui a eu lieu le 24 octobre dernier à la Société des arts technologiques*. J’aborderai ici dans le désordre quelques points soulevés au cours de cet événement, quitte à formuler une synthèse de ma pensée à la toute fin.
Première observation, bien que l’expression « social-démocratie renouvelée » figurait dans le titre même du colloque, elle a été peu utilisée par les conférenciers qui ont pris officiellement la parole. Au contraire, certains d’entre eux, en particulier Françoise David, se sont distanciés de tout renouvellement de la social-démocratie, jugeant que ce concept appartenait à une époque révolue. À mon avis, la posture anticapitaliste sous-jacente de plusieurs acteurs très proches des mouvements sociaux, par exemple Françoise David mais aussi Laure Waridel, explique leur refus de s’associer ou d’être associés à la social-démocratie. Pour ces acteurs, le « main dans la main » entre l’État et le marché, qui prévalait au temps des Trente glorieuses, n’est plus envisageable aujourd’hui, alors que le progrès social et le progrès économique ne vont plus de pair. D’ailleurs, pour bon nombre de jeunes militants, l’heure est plutôt au dépassement du système capitaliste actuel, ce qui implique de commencer dès maintenant à concevoir les configurations de la société postcapitaliste. Même si la pensée social-démocrate constitue un gisement important d’idées pour construire une alternative au néolibéralisme, je considère qu’elle ne peut fédérer présentement les critiques, principalement parce que la rupture, du moins la distanciation, vis-à-vis du marché n’y est pas suffisamment affirmée.
Deuxième observation, la pertinence de la distinction politique classique entre la gauche et la droite a été remise en question par certains panélistes, qui y voyaient une sorte de carcan empêchant un renouveau de la gauche. Cette thèse a été défendue notamment par Paul St-Pierre Plamondon, qui a soutenu que cette division nuisait à l’articulation d’un discours progressiste sur des enjeux traditionnellement discutés par la droite, tels que la dette publique. Une autre conférencière, Sophie Heine, a pour sa part proposé que la gauche intègre à son cadre d’analyse l’intérêt individuel de façon à passer d’un argumentaire strictement basé sur l’altruisme (égalité, solidarité, justice) à un argumentaire valorisant la liberté. L’idée centrale derrière ces interventions était que la gauche devait s’approprier des concepts historiquement réservés à la droite si elle voulait réellement se renouveler. Cet appel à un dépassement de la séparation entre la gauche et la droite me fait penser à la position de François Legault, qui refuse systématiquement d’accoler une étiquette politique à son éventuel parti. À ses yeux, ses solutions, qu’elles soient de gauche ou de droite, demeurent des solutions. Ce que je trouve dangereux dans un tel discours supposément pragmatique c’est que les solutions avancées demeurent fortement attachées à l’idéologie néolibérale dominante. Par contre, je suis assez d’accord avec le fait que la gauche doit investir des terrains principalement occupés par la droite, en premier lieu l’économie, de manière à montrer qu’elle est une alternative crédible sur tous les plans.
Troisième observation, la plupart des conférenciers affirmaient que la crise économique et financière actuelle représentait une fenêtre d’opportunité politique pour la gauche. L’exemple du mouvement Occupy Wall Street, qui a gagné récemment les grandes villes du globe, était à ce titre fréquemment cité pour renforcer le constat de crise dans laquelle le monde se trouve. D’après Sophie Heine, le défi est maintenant de rallier la gauche sur le plan idéologique, de mobiliser à la fois les milliers d’indignés qui occupent les places financières des grandes villes et les représentants de la gauche gouvernementale autour d’un même projet. Pour ce faire, cette conférencière suggérait de réhabiliter la souveraineté politique et économique de l’État, autrement dit que les gouvernements cessent de courber l’échine devant le marché. Encore une fois, le degré de rupture face au marché ressortait comme un élément central du débat. À cet égard, j’ai été étonné de voir Françoise David et Laure Waridel insinuer que l’économie sociale et solidaire représentait un modèle économique alternatif suffisamment fort pour contrebalancer l’économie capitaliste. À mon sens et selon les écrits de plusieurs chercheurs actifs dans ce domaine, l’économie sociale et solidaire n’est pas capable à elle seule de faire contrepoids au capitalisme, elle demeure par contre une composante importante d’un modèle alternatif de développement où le marché a aussi sa place. Selon moi, il est clair que l’économie doit être resocialisée et relocalisée, par exemple sous la forme de circuits courts de proximité, de manière à ce que les communautés reprennent du pouvoir sur cette sphère si centrale dans leur développement.
Quatrième observation, quelques conférenciers et plusieurs personnes de la salle qui sont intervenues dans les discussions ont insisté sur le fait que l’État québécois était lui aussi en crise. Pierre Fortin résumait la situation de la façon suivante : l’image du gouvernement repose principalement sur ses réalisations en matière de santé, d’éducation et d’infrastructures routières ; les médias rapportent sur une base régulière des problèmes en ce qui concerne l’accessibilité aux soins de santé, le taux décrochage à l’école secondaire et la sécurité des viaducs dans la province ; donc le niveau de confiance envers le gouvernement est plutôt bas. Bien que cette lecture soit quelque peu simpliste, elle a l’avantage de mettre en lumière le second défi de la gauche, qui n’est pas seulement d’articuler un nouveau discours idéologique crédible et cohérent, mais également de redonner foi dans les institutions publiques. Pourquoi les jeunes diplômés universitaires d’aujourd’hui préfèrent-ils se tourner vers l’entreprise privée alors que la jeune génération d’hier n’hésitait pas à choisir la fonction publique ? Selon moi, renouveler la social-démocratie ou plutôt construire un projet de société résolument à gauche implique de revaloriser l’intervention de l’État comme moyen de définir l’intérêt général. Pour jouer ce rôle, cette nouvelle action publique ne pourra être aussi centralisatrice et uniforme qu’elle ne l’a été, elle devra être décentralisée et complètement démocratique.
Dernière observation, le renouvellement de la social-démocratie sera écologique ou ne sera pas, dans la mesure où la dimension environnementale n’est plus une variable secondaire dans la définition des problèmes sociaux et économiques mais bien une composante structurante. Et je ne parle pas ici d’un développement dit durable dans lequel l’empreinte écologique ait prise en considération mais où le modèle de développement capitaliste n’est pas questionné. Je parle plutôt d’un développement qui se montre critique face au paradigme productiviste de la croissance. Sophie Heine mentionnait que le moteur du changement se trouvait non pas dans les idées mais dans la mobilisation. Quels sont les enjeux sociétaux ayant mobilisé le plus grand nombre de citoyens au cours des dernières années ? Si la liste est malheureusement trop courte, les dossiers environnementaux comme la privatisation du Mont Orford et l’exploitation du gaz de schiste figurent au haut de celle-ci. De plus, la politique énergétique québécoise a ressurgi il y a quelques temps dans le débat public, entre autres à l’occasion de la polémique entourant le gaz de schiste, mais aussi dans le cadre des discussions concernant la refonte de la Loi sur les mines et le nébuleux Plan Nord du gouvernement Charest. Ainsi, la dimension environnementale est aujourd’hui transversale à une série de questionnements sur les orientations futures du développement de la province, d’où la nécessité de l’encastrer à une réflexion sur la construction d’une alternative politique de gauche.
En somme, les conférenciers participant au colloque du 24 octobre ont abordé plusieurs points que nous avions déjà évoqués dans nos échanges : l’importance pour la gauche d’articuler un discours plus étoffé sur certains thèmes et certaines valeurs plus chers à la droite, le défi de la perte de confiance dans les institutions publiques et le malaise culturel de certains acteurs de la gauche à s’identifier à la social-démocratie. Par contre, les contenus discutés au colloque soulèvent également de nouvelles questions par rapport à notre démarche : dans quelle mesure la social-démocratie renouvelée est-elle en rupture avec le marché, de quelle façon la social-démocratie renouvelée intègre-t-elle la critique anticapitaliste faite par certains mouvements sociaux et comment arrimer plus fermement la dimension environnementale au projet de renouvellement de la social-démocratie ?
* Les personnes suivantes ont pris la parole à titre de conférencier : Sophie Heine (professeure à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université d’Oxford) ; Josée Boileau (rédactrice en chef du journal Le Devoir) Françoise David (co-porte-parole de Québec solidaire) ; Paul St-Pierre Plamondon (co-fondateur de Génération d’idées) ; Laure Waridel (co-fondatrice d’Équiterre) ; et Pierre Fortin (professeur en sciences économiques à l’UQAM).
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La réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie sera portée dans le cadre d’une aventure intellectuelle originale. Un consortium de recherche va se concerter pour conduire durant toute l’année des travaux qui prendront en charge l’un ou l’autre des grands questionnement soulevés par le texte de référence lancé par Benoît Lévesque, Michel Doré, Marilyse Lapierre et Yves Vaillancourt. Co-responsables, sous la coordination de l’Institut de recherche en économie contemporaine (Robert Laplante), de la mise en œuvre d’une programmation de travail qui fera une large place aux échanges et aux débats entre chercheurs et acteurs de la société civile, les membres et participants de ce consortium de recherche seront appelés à faire paraître sur le site Internet des textes faisant état de l’avancement de la réflexion. Divers événements vont ponctuer le parcours qui devrait déboucher sur un grand rendez-vous public à l’automne 2010. Le consortium est formé des membres suivants : le CÉRIUM (Pascale Dufour), la Chaire du Canada Mondialisation, citoyenneté et démocratie (Joseph-Yvon Thériault, titulaire), l’Observatoire de l’Administration publique ( Louis Côté, directeur), les Éditions Vie Économique (Gilles Bourque, coordonnateur) et de deux équipes de partenaires, dont l’une réunie autour de Denise Proulx, de GaïaPresse, et Lucie Sauvé, de la Chaire de recherche du Canada en éducation relative en environnement, et l’autre rassemblée autour de Christian Jetté de l’Université de Montréal et Lucie Dumais de l’UQAM.
L’importance, pour ne pas dire l’urgence d’organiser la réflexion collective sur l’état de notre démocratie et l’avenir de notre société devrait nous interpeller puissamment. Il se présente en effet des moments qu’il faut saisir dans l’histoire des peuples quand les vieux modèles, épuisés, atteignent leurs limites et conduisent à de nouvelles impasses. Le Québec est rendu à l’un de ses moments.