Dans le contexte actuel, où il est nécessaire de procéder à une « Grande transformation » du mode de régulation de la vie économique, pour accéder à un développement plus soutenable, un des passages obligés de questionnement est celui des institutions et de la pluralité des arrangements institutionnels au sein des sociétés. La conflictualité des rapports sociaux au sein des sociétés et des activités économiques exige des règles reconnues par les diverses parties, sans quoi les acteurs se retrouveraient dans des luttes sans fin. Ces règles et institutions dans une société peuvent prendre diverses formes dont l’architecture peut être remise en cause par une grande crise, comme celle que nous avons connue à partir des années 1970 ou celle qui s’est récemment ouverte avec la crise financière mondiale.
Dans cette perspective, il faut comprendre que les sociétés et les économies peuvent connaître diverses configurations dans le temps (marchande au XIXe siècle et fordisme au XXe), mais aussi dans l’espace, comme le suggèrent les approches en termes de variétés du capitalisme et les analyses des modèles en émergence. Selon ces diverses configurations institutionnelles et trajectoires territorialisées de développement, l’économie à l’échelle du monde serait plus ou moins plurielle. De plus, une configuration donnée favorise certaines formes organisationnelles comme on a pu l’observer avec le fordisme qui mettait de l’avant le couple marché/État ou si l’on veut le monde marchand et le monde civique, alors que l’ultralibéralisme promeut principalement le monde marchand et secondairement le monde domestique (charité, compassion, renforcement de la famille).
La conjoncture mondiale actuelle est devenue plus favorable à un retour à la social-démocratie : après avoir aidé les grandes institutions financières en utilisant l’argent des contribuables, il sera difficile d’oublier les individus et les familles durement touchées par cette crise. Cependant, cette dernière ne signifie pas la fin du capitalisme. Mais le vent semble bien avoir changé de bord, au moins à l’échelle des pays développés. De nombreux analystes affirment le besoin d’une régulation internationale alors que les dirigeants politiques du G20 mettent de l’avant également une régulation renforcée, voire une refondation du capitalisme. Les grandes crises peuvent être l’occasion de grandes transformations, mais cela ne va pas de soi.
La crise globale que nous vivons révèle plus spécifiquement deux chocs frontaux : la crise de la régulation des marchés financiers et la crise de la répartition des revenus. Qu’on le veuille ou non, les répercussions de ces deux chocs vont affecter la trajectoire que nous connaissions depuis trois décennies. Depuis la révolution conservatrice du début des années 1980, les financiers et les grandes firmes transnationales ont imposé une nouvelle vision de l’intérêt général selon lequel nous serions tous, comme épargnants et consommateurs, gagnants du modèle de la mondialisation libérale. Comme consommateurs, nous profitions de prix défiants toute concurrence ; comme épargnants, nous profitions de rendements au-delà de toute attente. Mais, si cette conception s’est largement diffusée c’est que, d’une part, les revenus des classes moyennes stagnaient, voire diminuaient, et que, d’autre part, la capacité des individus à assurer leur niveau de vie à la retraite s’amenuisait de façon importante. Pendant ce temps, les dirigeants d’entreprises et les financiers voyaient leur revenu exploser.
Si on y ajoute le choc causé par les répercussions croissantes des changements climatiques, on conçoit aisément que le nouveau paradigme sociétal, qui pourra répondre à ces enjeux, devra permettre de repenser les relations entre le mode de production (y compris le système de répartition des revenus) et le mode de vie (consommation). Il implique de renouveler le compromis social permettant de mobiliser toutes les parties prenantes associées à ces enjeux autour d’objectifs communs en faisant appel à d’autres principes que ceux du monde marchand. Pour transformer nos pratiques économiques, il faudra faire appel, au cœur même de nos activités économiques de producteurs, d’épargnants ou de consommateurs, aux principes relevant de la citoyenneté, de la proximité, de la solidarité, de l’équité et de la responsabilité.
Les défis politiques sont majeurs. Avec l’ouverture des frontières (et les interdépendances qui en résultent), le potentiel des moyens de communication et d’information, les changements dans la structure sociale et les nouvelles valeurs qui se sont imposées, dont la conscience de la fragilité de la planète, il ne saurait être question d’un retour pur et simple à la social-démocratie telle qu’esquissée dans la première moitié du XXe siècle. Cependant, le renouvellement de la social-démocratie présente des défis nouveaux et de taille.
En premier lieu, le point de départ ne peut venir que d’initiatives visant à poser les bases d’un nouveau compromis social même si ce dernier est beaucoup plus difficile à obtenir qu’auparavant, notamment en raison de la complexification de la société. À la différence du tripartisme (représentants syndicaux, patronaux et de l’État), le multipartisme fait entrer les diverses composantes d’une société civile qui s’est diversifiée et fragmentée, comme on a pu l’observer depuis le milieu des années 1990.
En deuxième lieu, la démocratie est traversée par des conflits de valeurs et d’intérêts en bonne partie alimentée par un pluralisme qui pourrait contribuer à l’enrichir. Ainsi, les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, fondement de la démocratie, sont de plus en plus dans des rapports de complémentarité et de tension, interdisant les simplifications dans un sens ou dans l’autre. Cette solidarité ne peut être décrétée d’en haut, mais il est possible d’en favoriser la construction par la participation du plus grand nombre, par la reconnaissance et l’action d’une société civile proactive et responsable, et par le renouvellement des institutions démocratiques. Le pluralisme des identités et des appartenances a pour conséquence positive de faire émerger une pluralité d’intérêts collectifs qui, bien que ne correspondant pas à l’intérêt général, ne sauraient être réduits à des égoïsmes collectifs.
Toutefois, à l’échelle de la société, l’intérêt général ne peut se limiter à l’addition de ces intérêts collectifs, non seulement en raison de l’incompatibilité existant entre certains d’entre eux, mais aussi parce que le changement d’échelle exige de dégager une vision largement partagée et de construire un bien commun qui n’est donné par aucun intérêt individuel, ni même collectif tel qu’entendu. Le défi d’une nouvelle social-démocratie, basée sur la notion de « multi-parties prenantes », est alors de se donner des mécanismes qui permettent la participation, non seulement des individus comme citoyens, mais aussi des associations et autres composantes de la société civile. Si les institutions de la démocratie représentative se doivent d’être revalorisées pour qu’elles soient plus représentatives et plus ouvertes à la délibération, la reconnaissance des intérêts collectifs dans le processus de construction de l’intérêt général suppose une certaine formalisation de la concertation ou mieux de la démocratie participative.
L’approche de la concertation et de la démocratie participative ne remet pas en cause la démocratie représentative dans la mesure où celle-ci l’encadre et préside en dernière analyse à la régulation des conflits, comme on a pu l’observer dans les sociétés européennes, dont les pays scandinaves. Ainsi, dans une économie misant sur la connaissance et sur des biens intangibles comme le sont la recherche ou même le climat social, les dépenses dans le domaine de l’éducation et de la cohésion sociale peuvent désormais représenter des investissements sociaux qui ont de fortes retombées économiques. Dans un tel cas, il n’est pas nécessaire d’attendre de créer la richesse avant d’investir dans le développement social puisque ce dernier peut enclencher ou favoriser le développement économique. Dans cette perspective, il s’agit moins de réparer les dégâts du passé, que de se préparer à relever les défis de demain.
En témoigne bien le cas des CPE qui préparent les jeunes enfants à mieux réussir à l’école de façon à leur assurer, dans un avenir plus éloigné, une éducation qui leur permettra de s’insérer beaucoup plus facilement dans un marché du travail complexe et exigeant. Les CPE permettent par ailleurs aux parents de mieux participer au monde du travail, si tel est leur désir, entraînant ainsi une augmentation du revenu des couples avec enfants et des familles monoparentales. De même, dans le développement économique, il est préférable d’intervenir à partir d’une offre dite intégrée, soit en investissant moins pour sauver les entreprises en difficulté que pour faire émerger ou renforcer celles qui s’imposeront. Dans ce cas, l’État se préoccupe de facteurs jouant sur l’offre tels l’accès au financement, la R&D, l’innovation, les services aux entreprises, la formation de la main-d’œuvre. Ce nouveau cercle vertueux (à construire) fait en sorte que les frontières entre développement social et développement économique sont de moins en moins étanches.
Le cercle vertueux que pourrait construire une social-démocratie renouvelée suppose, comme on l’a vu, un compromis social « multi-parties prenantes », une démocratie plurielle de même qu’une économie plurielle. Une démocratie plurielle exige, non seulement l’articulation de la démocratie représentative et de la démocratie participative, mais la revitalisation de chacune d’entre elles, entre autres à partir de la démocratie délibérative et la mise en place de procédures légitimes et appropriées. Une économie plurielle repose, non seulement sur une économie mixte (entreprises privées et entreprises publiques), mais aussi sur des entreprises et des organisations relevant de l’économie sociale et plus largement de la société civile.
L’économie capitaliste n’a jamais été constituée exclusivement d’entreprises privées, elle a toujours été plurielle. Outre la reconnaissance de son caractère pluriel, ce qui est nouveau c’est que la nouvelle économie s’alimente de plus en plus de biens non marchands et qu’un nouveau cercle vertueux peut résulter d’une articulation du développement économique et du développement social. Tout cela rend l’économie plurielle éminemment souhaitable et acceptable dans le cadre d’un compromis social.
Enfin, la démocratie plurielle couplée avec des gouvernances distribuées et décentralisées rend possible une mobilisation des divers acteurs sociaux et des diverses régions tout en profitant des appartenances multiples qui les différencient. La rationalité n’est pas absente dans de tels engagements bien qu’il s’agisse en bonne partie d’une rationalité substantive, d’une rationalité orientée par des valeurs et des convictions. Pour que ces choix puissent s’inscrire dans ce que tous et chacun considèrent comme relevant de l’intérêt général, il existe des préalables, à commencer par une démarche qui donne confiance. Cela suppose d’un gouvernement un diagnostic partagé sur les enjeux et une vision également partagée des défis à relever. Dans cette perspective, la politique ne saurait se limiter à la gestion courante de la chose publique, elle implique aussi une vision de l’avenir qui suscite de l’espoir et qui donne du sens à l’engagement public.
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La réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie sera portée dans le cadre d’une aventure intellectuelle originale. Un consortium de recherche va se concerter pour conduire durant toute l’année des travaux qui prendront en charge l’un ou l’autre des grands questionnement soulevés par le texte de référence lancé par Benoît Lévesque, Michel Doré, Marilyse Lapierre et Yves Vaillancourt. Co-responsables, sous la coordination de l’Institut de recherche en économie contemporaine (Robert Laplante), de la mise en œuvre d’une programmation de travail qui fera une large place aux échanges et aux débats entre chercheurs et acteurs de la société civile, les membres et participants de ce consortium de recherche seront appelés à faire paraître sur le site Internet des textes faisant état de l’avancement de la réflexion. Divers événements vont ponctuer le parcours qui devrait déboucher sur un grand rendez-vous public à l’automne 2010. Le consortium est formé des membres suivants : le CÉRIUM (Pascale Dufour), la Chaire du Canada Mondialisation, citoyenneté et démocratie (Joseph-Yvon Thériault, titulaire), l’Observatoire de l’Administration publique ( Louis Côté, directeur), les Éditions Vie Économique (Gilles Bourque, coordonnateur) et de deux équipes de partenaires, dont l’une réunie autour de Denise Proulx, de GaïaPresse, et Lucie Sauvé, de la Chaire de recherche du Canada en éducation relative en environnement, et l’autre rassemblée autour de Christian Jetté de l’Université de Montréal et Lucie Dumais de l’UQAM.
L’importance, pour ne pas dire l’urgence d’organiser la réflexion collective sur l’état de notre démocratie et l’avenir de notre société devrait nous interpeller puissamment. Il se présente en effet des moments qu’il faut saisir dans l’histoire des peuples quand les vieux modèles, épuisés, atteignent leurs limites et conduisent à de nouvelles impasses. Le Québec est rendu à l’un de ses moments.